On pourrait croire que si l’API-sation n’existe pas encore, c’est à cause de freins technologiques ou organisationnels. Ce n’est pas le cas. Les technologies existent. Les organisations aussi savent évoluer. Le frein est ailleurs : dans la structure même du marché et les logiques concurrentielles.
Ouvrir les moteurs de tarification : un modèle en théorie simple
Pour que la comparaison d’offres fonctionne, il faut que l’assureur mette à disposition une API permettant d’interroger son moteur de tarification en temps réel.
Il faut d’autre part que des tiers, appelons-les intégrateurs, agrègent les flux de plusieurs assureurs et permettent aux intermédiaires d’accéder à différentes offres depuis une seule interface.
Dans ce modèle, les intégrateurs d’API deviennent donc le point central de l’écosystème.
L’intermédiaire transmet les données nécessaires (âge, situation, garanties souhaitées) via l’intégrateur, puis reçoit un tarif calculé en temps réel, selon les conditions de chaque assureur.
Dans la réalité, cela n’a rien de révolutionnaire : les extranets compagnie fonctionnent déjà sur une logique API. La différence ? Ces interfaces sont aujourd’hui mises à disposition des intermédiaires directement et sous une forme visuelle et contrôlée. Faire une API n’est donc pas une nouveauté en soi. Ce qui change, c’est le choix de l’ouvrir à un écosystème externe, sans passer par une interface dédiée.
Certaines compagnies ont tenté l’expérience d’API-sation externe. Mais ces initiatives restent limitées à certains produits, notamment les plus simples et standardisables. Et surtout, il n’existe aucune approche standardisée : chaque compagnie propose ses propres formats, règles d’appel, structures de données. Autrement dit, chaque acteur reste maître de ses outils, sans logique commune permettant une intégration globale.
Théoriquement, un bénéfice collectif
Dans l’absolu, on pourrait penser que ce type de solution serait bénéfique pour tout le secteur :
- Plus de fluidité pour les intermédiaires,
- Plus de rapidité pour les clients,
- Plus de volume pour les compagnies.
On pourrait même s’attendre à ce qu’il y ait une démarche commune de la part des assureurs pour favoriser l’émergence d’un marché API, comme ils ont su le faire par le passé en créant des GIE destinés à la maîtrise des coûts ou à la mutualisation de certaines infrastructures.
Pour aller plus loin :
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Mais la réalité est différente
En pratique, l’API-sation généralisée se heurte à trois limites majeures :
1 . Une guerre des prix enclenchée par l’API-sation
Dans un marché où tout serait interrogeable en temps réel, le prix deviendrait rapidement le principal critère de décision.
Il faut aussi anticiper le comportement probable des intermédiaires, qui utiliseraient massivement ces comparaisons automatisées pour gagner en réactivité et conclure plus rapidement — ce qui est compréhensible dans leur recherche de performance commerciale.
Cela intensifierait mécaniquement la concurrence entre assureurs, en plaçant le prix au centre des comparaisons.
Les assureurs, pour figurer en tête, seraient contraints d’ajuster leurs tarifs à la baisse.
Mais toute baisse doit être compensée quelque part :
- soit par une réduction des garanties,
soit par une rentabilité plus fragile.
2 . Standardisation : un obstacle à la différenciation
Pour qu’un produit soit « API-compatible », il doit être simple et normé.
Du point de vue des intégrateurs, si chacun devait intégrer tous les produits complexes de tous les assureurs, cela représenterait un défi technique et économique majeur, difficile à soutenir durablement.
L’intégrateur, en tant que plateforme centrale, a donc besoin d’une certaine standardisation des produits, condition nécessaire à l’efficacité technique et économique de son modèle.
Mais plus les produits se ressemblent, plus ils perdent leur spécificité et leur valeur différenciante.
Les produits spécifiques, techniques ou différenciants seraient ainsi exclus ou simplifiés à l’extrême.
Or, ce sont justement ces produits qui apportent la plus forte valeur ajoutée aux clients… et plus souvent, le plus de rentabilité pour les intermédiaires.
3 . À terme, un risque de banalisation de l’offre
Une API-sation totale pourrait conduire à une banalisation du marché.
Chaque contrat deviendrait un produit standardisé, majoritairement choisi sur des critères tarifaires.
La différenciation disparaîtrait progressivement, alors même que c’est maintenant que le secteur en a le plus besoin, face à des risques de plus en plus complexes : risques climatiques, cyber, évolutions réglementaires, et besoins clients plus variés que jamais.
Si l’on pousse cette logique au bout, la comparaison intégrale des produits via API finirait par ressembler à la recherche d’un billet d’avion sur un comparateur : tri par prix croissant, avec peu de place pour l’analyse fine des garanties et de l’adéquation réelle aux besoins.
Conclusion : API-sation ou pas, le rôle du courtier reste central
L’API-sation demeure une promesse attrayante, mais elle présente aussi des incertitudes significatives.
Dans l’état actuel des choses, ses bénéfices restent incertains pour les assureurs, les intermédiaires et les clients.
Elle n’apparaît donc pas comme un avantage clair pour le secteur.
Cela nous fait revenir à une question essentielle : quel est véritablement le rôle de l’intermédiaire en assurance aujourd’hui ?
Notre conviction est que, dans le contexte actuel, son importance dépasse largement sa capacité à simplement afficher un prix rapidement.
Sa véritable valeur se manifeste plutôt dans sa capacité à :
- Comprendre en profondeur la situation et les besoins de son client,
- Construire une couverture adaptée à son activité, son patrimoine et ses priorités,
- Proposer des solutions solides, même en dehors de flux automatisés,
- Organiser son activité pour piloter son portefeuille et ses relances de manière proactive.
En d’autres termes, ce qui différencie un intermédiaire performant n’est pas sa capacité à comparer automatiquement, mais sa capacité à analyser, conseiller et protéger ses clients avec méthode.